L'Esprit d'Ellen White

Par les Docteurs Ronald et Janet Numbers, Prophétesse de la Santé pp. 210-223

Dans sa correspondance et ses écrits autobiographiques, Ellen White présentait un tableau impressionnant de problèmes physiques et psychologiques ; malgré des craintes réitérées de mort imminente, elle vécut jusqu'à l'âge avancé de 87 ans. Se qualifiant elle-même de "grande victime de la maladie" et "d'invalide perpétuelle", elle se plaignait de temps en temps de faiblesse et de défaillance, d'épisodes d'inconscience, de difficultés respiratoires, de "maladie du coeur", de douleurs aux poumons, d' "hypertension et inflammations du cerveau", de maux de tête intenses, d'hydropisie légère arrière, de claudication, de "fragilité d'estomac", saignements du nez, de pleurésie et de rhumatisme. Occasionnellement elle souffrait d'obscurcissement de la vue, de paralysie, de manque de sensation, et aussi d'aphasie, sans parler des visions répétées et des hallucinations. Elle souffrait fréquemment d'une forme de dépression et de découragement.

Pour en comprendre les raisons, Ellen White attribuait toutes ses visions et beaucoup de ses maux à des causes surnaturelles, détournant sa confiance de l'étiologie. (étude des causes des maladies) Mais que devrions-nous en faire ? Si elle devait bénéficier d'assistance médicale aujourd'hui, comment serait-elle diagnostiquée et traitée ? Quelles explications offrirait-on ? Dans le meilleur des cas, le diagnostic des problèmes mentaux peut s'avérer difficile, mais devient de plus en plus problématique dans le temps. La nosologie (étude des caractéristiques des maladies) a changé au fil des ans, en réponse aux événements tant scientifiques que sociaux. Par exemple la neurasthénie, "la maladie nationale" de l'Amérique victorienne, a disparu en tant que diagnostic quand des médecins aidés par de nouvelles techniques médicales, ont commencé à interpréter l'épuisement comme simple symptôme, pareil à toute autre maladie. En 1973, l'Association psychiatrique américaine, répondant à des préoccupations sociales et politiques, définit l'homosexualité hors existence, comme maladie mentale 18 Mais malgré des nomenclatures changeantes, beaucoup d'affections psychologiques, comme la dépression et l'anxiété, semblent être relativement constantes à travers le temps et l'espace.

Pour l'historien, le diagnostic rétrospectif soulève aussi la tentation d'imposer des catégories actuelles aux comportements du passé ; ainsi, des labels psychiatriques particulièrement, font l'objet d'emploi abusif. Dans un récent essai intitulé "Psycho-histoire comme Histoire", Thomas A Kohut censure ceux qui écrivent, ce qu'il appelle des "pathographies" ; histoires psychiatriques descriptives de notables qui dégénèrent souvent dans un caractère assassin, par diagnostic. Il offre le critère utile que "l'information sur la vie privée d'une figure historique, devrait seulement être présentée si cette information directement ou indirectement, a pertinence pour la compréhension de sa signification historique."19 Nous sommes d'accord. Et précisément parce que l'identité propre d'Ellen White, et son ministère, ont tellement gravité autour des visions et de sa mauvaise santé, que nous estimons ne pas pouvoir en juste proportion, la comprendre sans explorer les causes sous-jacentes. Nous n'avons aucun désir de réduire son expérience à un simple label diagnostique ; en fait, nous concédons aisément que des explications culturelles et religieuses comptent beaucoup dans son comportement. Néanmoins, nous espérons éclairer notre compréhension d'une vie complexe, en traçant les modèles de personnalité qui ont donné signification à son expérience, coloré sa pensée, informé ses réponses émotionnelles, et guidé son comportement. Finalement, mieux nous parvenons à connaître White et comprenons les situations auxquelles elle fit face, avec son abondance d'afflictions physiques et mentales, plus nous devenons compatissants et plus nous admirons ce qu'elle a accompli.

Comme mentionné ci-dessus, deux médecins ont spéculé récemment qu'Ellen White souffrait de crises partielles-complexes, conséquence d'une blessure d'enfance, par une pierre qu'elle reçut en pleine face. De telles crises entrainent souvent une altération de la conscience, hallucinations visuelles ou auditives, des mouvements automatiques, un regard aigu et le verbe intarissable ; elles surviennent brutalement dans 10 % des cas, suite à des blessures graves à la tête. Sans nul doute, White en vision manifesta nombre de ces symptomes ; toutefois son comportement aussi, diffère de façon significative de ce que l'on pourrait attendre de quelqu'un sujet à crises partielles-complexes. Apparemment elle parlait clairement et lucidement durant ses visions, émergeant d'elles avec un esprit clair, et ne souffrant pas non plus d'amnésie, de désorientation, ou de terreur, si souvent associées aux crises partielles-complexes.20

En outre, il semble peu probable que sa blessure d'enfance au nez ait suffisamment endommagé son cerveau, au point de causer des crises partielles-complexes. Bien que l'accident provoqua une sévère perte de sang la laissant "en état hébété" environ trois semaines, il n'y a pas de preuve concluante que cela ait induit un coma prolongé, suggestif de sévère séquelle au cerveau. Le neurologue Donald I. Peterson pense plus vraisemblable qu'elle souffrait d'une forme de pneumonie chronique :

Si, tandis qu'elle était inconsciente, Ellen aspira du sang et des sécrétions par le nez et la gorge (probablement par manque de premiers secours adéquats, inconnus à cette époque), elle a probablement contracté une pneumonie. Ainsi, perte de sang et pneumonie et non pas sévère blessure cérébrale, est l'explication la plus raisonnable de ce qu'elle attribuait à 'ses malaises'.21

Les crises partielles-complexes jettent une petite lumière sur ses diverses plaintes physiques, et ils rendent inadéquatement compte du degré de dépendance de ses visions, à l'approbation des autres. Mais de tous les récits, le diagnostic ne tient pas compte du grand nombre des contemporains de White qui ont revendiqué des épisodes visionnaires semblables au sien – mais il n'a relevé aucune contusion cérébrale destructive. Ainsi devons-nous regarder bien au-delà des crises partielles-complexes, pour donner une explication adéquate, de son histoire médicale distinctive.22

Un diagnostic plus convainquant, qui non seulement rend compte pour beaucoup, de ses symptômes physiques et psychologiques mais aussi reconnaît l'importance des facteurs sociaux-culturels, est ce que des experts de santé mentale appellent aujourd'hui, désordre somatique, avec accompagnement d'un style de personnalité histrionique. Ces catégories englobent les comportements et symptômes qui étaient autrefois regroupés sous le label maintenant délaissé d'"hystérie". Selon l'édition actuelle du guide pratique, le Manuel Diagnostique et Statistique des Affections Mentales publié par l'Association Psychiatrique Américaine, les caractéristiques essentielles de l'affection somatique "sont de récurrentes et multiples plaintes somatiques, de plusieurs années de durée, pour lesquelles une attention médicale a été requise, mais qui apparemment ne sont pas dûes à un quelconque désordre physique". En d'autres termes, les personnes qui souffrant de ces affections se plaignent continuellement d'une grande variété de problèmes physiques, se croient malades, mais [en fait] ne le sont pas physiquement. Les symptômes tels que des difficultés gastro-intestinales, douleurs pectorales, souffle court, palpitations, vertige, perte de voix, vision double [diplopie] ou floue, syncope, paralysie, difficulté à marcher, et amnésie, apparaissent habituellement chez l'adolescent, et surviennent plus communément chez les femmes. Bien que souvent décrits de manière dramatique ou exagérée, les symptômes ne sont ni intentionnels ni conscients ; le patient typique n'a nullement la sensation de les contrôler, et croit sincèrement qu'ils sont d'origine organique. Toutefois il est encore possible, comme l'a suggéré l'historien Carroll Smith-Rosenberg, que certaines femmes diagnostiquées comme hystériques, aient succombé inconsciemment à cette maladie, comme alternative aux rôles traditionnels que la société leur a assignés.23

Le Manuel Diagnostique et Statistique des Affections Mentales, décrit des personnes manifestant des troubles de la personnalité [sous forme] histrionique, comme présentant "une tendance émotionnelle excessive, recherche d'attention commençant au début de l'âge adulte, et présents dans une variété de contextes . . . Les personnes touchées par ces affections, recherchent ou demandent constamment du réconfort, l'approbation ou la louange des autres, et sont mal à l'aise dans des situations où ils ne sont pas le centre d'attention. Ils peuvent aussi dramatiser des expériences personnelles, interpréter sexuellement des situations non sexuelles, être encore craintifs du sexe, afficher un comportement interpersonnel dépendant et revendicatif, s'adonner à un jeu de rôle, céder facilement aux suggestions des autres, et trop réagir aux déceptions. Typiquement, ils nient leurs conflits internes, ou les extériorisent en attribuant des émotions inacceptables aux autres, blâmant quelqu'un ou quelque autre chose. Somatisés, ils déplacent le centre conscient de l'attention, des conflicts psychologiques internes, aux malaises physiques externes. Le trouble de la personnalité histrionique coexiste souvent avec le désordre somatique.24

Comme le décrit le psychologue Alain Krohn, des personnes histrioniques (théâtrales) semblent souvent relativement "normales", et vont rarement "assez loin pour être considérées comme substanciellement déviantes". Leur self-identité incorpore généralement des rôles désirables et des comportements sympathiques, mais ceci inconsciemment, non délibérément ou de manière simulée. "Cette identité... quoique rarement visible et souvent extravagante, reste dans les limites des conventions" écrit Krohn. "En effet cette extravagance, rarement iconoclaste, réside dans les romans ; ce sont les changements en vogue qui lancent les tendances de la mode".25

Dans ce contexte diagnostique, qui pour nos objectifs, possède une euristique plus grande qu'une valeur déterministe, les rêves fréquents de White et les visions, se réduisent à un simple épiphénomène. Les personnes histrioniques rendent rarement compte aujourd'hui de visions, en grande partie parce que de telles expériences ne sont plus à la mode. Toutefois, au dix-neuvième siècle, transes et visions étaient à l'ordre du jour pour hôte d'hypnotiseurs, spirites et religieux enthousiastes. Des voyants auto-proclamés se sont non seulement modelés aux auteurs bibliques, en particulier Daniel et Jean le Révélateur, mais se sont vus comme accomplissement de la prophétie où "dans les derniers jours…vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards auront des songes" (Act. 2:17). Compte tenu de la suggestibilité de White, l'attention et le renforcement de ses expériences dissociatives mises à jour par les autres, sa prétention aux visions sont à peine surprenantes. Le mécanisme exact qui apparemment, déclencha ces épisodes auto-hypnotiques, est de moindre intérêt historique que phénoménologiquement, ses visions n'ont nullement différé des transes de l'hypnotiseur ordinaire ou du spirite. La preuve de cette revendication est l'incapacité propre de White à distinguer empiriquement entre ses visions et celles de ses contemporains. Elle s'est distanciée des autres moyens de transe, non sur la base de l'évidence physique, mais d'un contenu spirituel.26

Du témoignage même de White, nous sommes convaincus que dans sa prime enfance, elle souffrit d'épisodes de dépressions et d'anxiété qui la laissèrent souvent affaiblie, et quelquefois même infirme. Malheureusement, on connaît peu de la configuration biologique ou sociale où ces désordres se sont développés, et dans laquelle sa personnalité s'est enracinée. Il semble cependant probable que sa tristesse provienne du moins en partie, de l'insuffisance des rapports gratifiants avec parents et enfants de même parents, peut-être aggravée par son expérience de jumelle. Son sens inadéquat d'identité la rendit vulnérable aux fluctuations de l'estime de soi, dépendante par conséquent des autres pour augmenter son sens du moi. En quelques années, certainement à l'adolescence, elle répondait au stress extérieur et à la détresse, en construisant inconsciemment un système défensif -une mauvaise santé- lui permettant de repousser tout conflit déplaisant. Elle gagnait l'attention soutenue des autres, qui eurent tendance à voir des problèmes externes plutôt qu'internes. À l'âge adulte, elle avait développé un désordre chronique et caractérisé de somatisation, et un style de personnalité histrionique (théâtral).27

Laissez-nous examiner maintenant quelques-unes des preuves qui favorisent cette évaluation. En décrivant son enfance "infortunée" presque un quart de siècle après l'événement, White souligne dramatiquement la sévérité de la blessure, prétendant qu'elle a menacé sa vie, l'a transformée en invalide, et détruit son apparence naturelle". Sa vue dans un miroir l'avait elle-même consternée :

"Chaque trait de mon visage semblait changé ; leur vue était plus que je ne pouvais supporter… L'idée de porter mon infortune toute la vie m'était insupportable."28

En toute probabilité, l'accident a causé de vilaines contusions et boursouflures, mais a produit un traumatisme plus psychologique que physique. Son occurrence qui est survenue à un âge où les enfants prennent généralement conscience de leurs corps, a sans aucun doute intensifié sa détresse et son embarras, quoique des photographies postérieures ne donnent aucune indication de défiguration faciale ou de dommages permanents. Son plus gros traumatisme a probablement résulté de la blessure narcissique qu'elle reçut, d'avoir été publiquement assaillie par un camarade de classe. Ses propres mots révèlent une enfant socialement inaffermie, en proie à une récurrente et parfois sévère anxiété, sans doute renforcée par le souvenir de sa blessure humiliante, et une anticipation où elle s'imaginait ridiculisée. Sa confession d'aimer les études, l'ardeur de poursuivre son éducation, l'a rattrapée au vif sur le dilemme classique de la crainte-désir : cherchant désespérément à faire quelque chose, mais aussi, effrayée de le faire. En effet, sa sévère anxiété vis à vis de l'école, plutôt que son incapacité physique, semble expliquer ses tremblements de main, sa vision brouillée, ses transpirations et faiblesses, et enfin le vertige qui la tourmentait quand elle essaya de reprendre sa scolarité On peut ainsi interpréter ces symptômes comme des problèmes médicaux qui lui ont permis de sauter l'école, et évité une situation désagréable (dynamique - critique) au développement de son affection somatique.29

Vers l'âge de 14 ou 15 ans, elle semble aussi avoir été en proie à une dépression clinique majeure. Son autobiographie désigne tous les symptômes classiques :

  • Sentiments de désespoir, de dévalorisation, culpabilité, mélancolie
  • Perte d'appétit, de poids, de capacité à se concentrer, de sens du plaisir
  • Insomnies et cauchemars
  • Manque d'énergie
  • Retrait social
  • Préoccupations morbides, avec pensées récurrentes de mort et d'enfer

Seuls cinq de ces symptômes garantiraient aujourd'hui un diagnostic de dépression majeure.30 Pour faire face à cette angoisse indicible, elle s'est inconsciemment cachée derrière des défenses histrioniques [théâtrales] construites hors des fragments de sa propre expérience religieuse. En attribuant sa souffrance à une passion pour le salut -tant d'elle-même que des autres- elle a extériorisé sa source de conflit, et projeté diffusément ses intérêts personnels sur des sujets religieux. Dans le processus, elle a aussi nié d'autres sources préoccupantes d'anxiété, comme la sexualité, et les rapports interpersonnels communs aux adolescents.

La première prière publique d'Ellen, pendant laquelle elle s'est apparemment évanouie, marque le début d'un autre stade critique dans le développement de son style histrionique. À l'époque, sa mère et "autres chrétiens expérimentés" attribuèrent sa prostration au "pouvoir merveilleux de Dieu".31 La signification d'un tel renfort social peut à peine être exagérée. Son accident et ses anxiétés l'avaient soustrait à la compagnie de ses camarades de classe, et avaient tronqué le développement normal des itinéraires de l'approbation et de la reconnaissance sociale. À la maison elle avait dû rivaliser avec sa soeur jumelle et autres enfants de mêmes parents, pendant que ses parents occupés lui portaient une attention limitée, et tandis qu'elle se sentait handicapée par son apparence physique. Dans la lutte parentale pour la subsistance, un rôle de malade inconsciemment assumé ne pourrait être qu'avantageux. Des études psychologiques sur les jumeaux, les montrent particulièrement sensibles aux questions d'identité et d'indépendance, surtout si adolescents, ils sont en voyage. Comme messagère choisie de Dieu, Ellen s'est définitivement séparée de sa soeur jumelle Elisabeth, et s'est acquise une identité enviable, quoique sa soeur ne l'eut pas reconnue.32

La période des premiers évanouissements d'Ellen l'a connectée aux autres avec émotion, leur apportant attention et avis spécial, et poussée dans une adolescence socialement maladroite, "naturellement si timide et retirée qu'il m'était douloureux de rencontrer des étrangers" un rôle positif par lequel elle put se relier aux autres.33 Le déclenchement des visions deux ou trois ans plus tard, semble l'avoir libérée provisoirement de la dépression, renforçant ainsi davantage les transes. Mais peut-être le plus important, sont ses rencontres visionnaires avec des êtres célestes, qui ont contribué à lui donner une image positive d'elle-même, et qui l'ont sûrement aidé à dissiper ses sentiments de faible estime de soi qui l'avait torturée si longtemps. Des années plus tard, elle décrit ses sentiments de joie de vivre et d'exaltation :

             Une crainte indicible m'a remplie ; que moi, si jeune et faible, devrait être choisie comme instrument par lequel Dieu donnerait la lumière à Son peuple.34

Pendant une période de six mois en 1843-44, Ellen répétait être tombée sous le pouvoir de "l'Esprit du Seigneur" et par conséquent prit plaisir à améliorer son bien-être physique et mental. Mais suite au Grand Désappointement du 22 Octobre 1844, sa santé déclina rapidement. Elle se plaignait principalement de symptômes cardiopulmonaires, dont les répétitions causèrent la crainte de son médecin, de la voir mourir subitement. En écrivant sur cette période, elle admit avoir nourri de sombres pensées au sujet du monde ; mais selon la manière exagérée qu'ont les histrioniques, elle choisit de mettre en relief ses symptômes physiques plutôt que dépressifs : souffrance intense, mort imminente et détail sanglant. Un peu plus tard, la critique des autres l'a rendue littéralement muette ; clairement à ce moment-là, sa maladie était devenue une partie importante de son répertoire défensif contre la dépression. Recevant attention et adoration des autres, elle s'est crue en bonne santé et indemne ; sans eux, elle glissera dans un marécage psychosomatique.

L'identification prononcée d'Ellen White avec les souffrances du Christ, a incontestablement coloré la façon dont elle perçut ses épisodes de mauvaise santé. En fait, elle a de façon grandiose, prédit pour elle-même, le même destin qui est advenu au Christ :

Depuis quarante ans, Satan fait les efforts les plus determinés pour couper ce témoignage de l'église ; mais [Dieu] a continué d'année en année à prévenir l'égaré, démasquer le trompeur, encourager le désespéré. Ma confiance est en Dieu ; j'ai appris à n'être pas surprise de l'opposition de quelque forme que ce soit, ou de presque toute origine. Je m'attends à être trahie, comme le fut mon Maître, par de faux amis.35

Dans ce contexte, la souffrance devenait une vertu.

Il semble probable que la somatisation de White l'a aidée à se dispenser de prendre conscience de sentiments d'anxiété, en réprimant les besoins émotionnels et les conflits, et à extérioriser la dépression en blâmant les autres de sa souffrance. Elle peut aussi avoir apaisé les blessures narcissiques infligées par les flèches verbales acérées des sceptiques, qui causaient autant de douleur et humiliation à l'âge adulte, que la pierre l'avait causée dans l'enfance. La douleur physique qui l'a faite objet d'attention compatissante plutôt que dérision, a ainsi servi à masquer son angoisse émotionnelle. En outre, dans une culture qui considérait les femmes autoritaires et ambitieuses avec une considérable ambivalence, la mauvaise santé de White lui a permis de projeter une image non menaçante de vulnérabilité, tandis qu'elle s'est cruellement battue pour rester au sommet d'une sous-culture dominée par les hommes. Comme prophète, elle pouvait sublimer des envies inacceptables de compétition, étant dans un rôle socialement reconnu, et divinement sanctionné. En niant toute aspiration personnelle au succès, et en extériorisant la source de son ambition -Dieu l'a appelée à le faire- elle afficha les caractéristiques histrioniques communes.

En lisant les récits autobiographiques de White, on est immédiatement frappé de la manière exagérée, dramatique, avec laquelle elle dépeint des évènements personnels. Par exemple, elle dit comment en 1858, suite à sa vision de la "Grande Controverse" entre Christ et Satan, elle souffrit de paralysie temporaire et d'aphasie, suivies durant plusieurs semaines, de sensation chancelante et d'affaiblissement. Son explication :

Satan a projeté de prendre ma vie pour empêcher l'œuvre que j'avais à écrire ; mais des anges de Dieu ont été envoyés à mon secours pour m'élever au-dessus des effets, des attaques de Satan.36

White était avide de l'attention qu'on attachait à son rôle de prophète des derniers jours. Dès 1845, l'interrogation du public sur la nature divine de ses visions l'a tellement remplie d'angoisse, que sa famille pensa qu'elle en mourrait, c'est du moins ce qu'elle rapporta. Plus tard, au milieu des années 1850, quand son mari embarrassé refusa de publier ses témoignages, et que les coreligionnaires les négligeaient, ses visions diminuèrent et elle sombra dans le désespoir.37 Quand sa renommé se répandit, l'utilité de la maladie dans l'obtention et la tenue d'audience, devint de plus en plus apparente. De temps en temps, elle expérimentait des remèdes miraculeux en s'adressant à la foule. En 1877 par exemple, une mauvaise santé la força presque à annuler un rendez-vous redouté à Danvers dans le Massachusetts, où elle prêcherait devant un auditoire hostile. Quoique presque trop faible pour se tenir debout, elle monta sur la tribune et essaya de parler :

Je ressentis comme un choc électrique dans mon coeur, et toute la douleur disparut instantanément . Je souffrais d'une grande douleur dans les nerfs, au centre du cerveau ; elle fut aussi entièrement enlevée. Ma gorge irritée et mes poumons endoloris ont été soulagés. Mon bras et ma main gauche étaient devenus presque inutiles par suite de la douleur dans mon coeur, mais les sensations naturelles étaient maintenant rétablies. Mon esprit était clair ; mon âme était pleine de la lumière et de l'amour de Dieu. Les anges de Dieu semblaient être de chaque côté, comme un mur de feu.38

Plusieurs années plus tard, participant à un camp-meeting, elle était si indisposée qu'elle demanda un sofa, pour s'y reposer près de la tribune de l'orateur. À la fin du sermon, elle rassembla ses forces pour se mettre debout. Comme elle commencait à parler, "la puissance de Dieu" passa sur elle, la guérissant immédiatement. "Cela ne peut pas être attribué à l'imagination," insista t-elle. "Les gens m'ont vu dans ma faiblesse, et beaucoup ont remarqué qu'en toute apparence, j'étais candidate pour la tombe. Presque tous ceux qui étaient présents, ont remarqué le changement intervenu en moi, tandis que je m'adressais à eux." 39 De telles guérisons publiques, non seulement accentuaient et validaient son ministère, mais servaient de substitut aux services thérapeutiques les plus conventionnels, dans lesquels les membres souffrants de l'assistance recouvraient la santé.

Ellen White comptait souvent sur ses visions et sa mauvaise santé pour contrôler le comportement désagréable des membres de sa famille et des disciples, tenant même de temps en temps ses propres enfants pour responsables de ses indispositions. Ecrivant à sa progéniture au milieu des années 1850, elle dit : "j'étais vivement sensible aux fautes de mes enfants, et chaque faute qu'ils commettaient me causait du chagrin au point d'affecter ma santé". Blâmer ses fils pour sa souffrance ne pouvait pas avoir changé leur comportement, mais il a sans aucun doute induit une culpabilité considérable. Même pour des questions relativement mondaines, elle invoquait la menace de la maladie. Quand les congrégations ne satisfirent pas ses demandes de ventilation des immeubles, sur une occasion, elle "tomba très malade avec une prostration nerveuse …souffrant beaucoup d'une inflammation de la tête, de l'estomac et des poumons" et sur une autre elle refusa de parler, de crainte que l'air toxique "lui coûta la vie", disant en effet : "Ouvrez les fenêtres, ou je vais mourir".40

Les visions de White comme ses maladies, ont servi à tenir famille et disciples dans le rang. Comment pouvaient-ils la reconnaître comme messagère inspirée de Dieu, et contester encore ses messages, qu'ils soient théologiques ou personnels ? Ceux assez audacieux pour défier son autorité, se sont retrouvés comme objets de réprimandes divinement envoyées. Quand Fannie Bolton, une des assistantes littéraires de White, a soulevé des questions embarrassantes au sujet des écrits de sa patronne, White entendit une voix disant : "Prends garde et ne places pas ta confiance en Fannie pour préparer des articles ou faire des livres … Elle est ton adversaire. … Elle n'est pas fidèle à son devoir, pourtant elle se flatte de faire un travail très important". Des avertissements similaires discréditent les prétentions des prophètes (rivaux), présents et futurs. "Il m'a été montré" a dit White, que "beaucoup revendiqueront être surtout instruits de Dieu, et tenteront de mener les autres ; et ils entreprendront un travail à partir de fausses idées, de devoir que Dieu n'a jamais placé sur eux ; et la confusion sera le résultat."41

Une preuve indirecte suggère qu'Ellen White souffrait de conflits enfouis, sur la sexualité et l'agression. Son accident la confina au lit de "nombreux mois" et la laissa invalide pendant des années. À environ douze ans -souvent le début de la puberté- elle s'est décrite elle-même comme se sentant terriblement coupable, indigne et honteuse. On pourrait soupçonner que ces sentiments de culpabilité ont surgi comme résultat non seulement de fantaisies sexuelles communes aux enfants de cet âge, mais aussi des premières émotions sexuelles de la pré-adolescence, et peut-être encore de l'exploration sexuelle de son propre corps, malgré que plus tard, White assura qu'elle n'a découvert la réalité de la masturbation féminine qu'à l'âge adulte, quand des soeurs adventistes commencèrent de lui avouer leurs péchés. Durant les périodes de sa vie adulte, elle trouva dans la sexualité, un sujet morbide et fascinant : tant sa vision de réforme sanitaire de 1863, que son premier livret sur la santé, se sont focalisés sur les horreurs de la masturbation. Ses témoignages occasionnels au sujet des péchés secrets des autres, livrés sous le manteau de l'immunité divine, sentent le voyeurisme, et ont peut-être servi à déplacer une culpabilité personnelle, relative à des fantaisies et comportements sexuels.

Des impulsions agressives et concurrentes inacceptables, peuvent aussi avoir induit de la culpabilité. Sa self-image consciente, se reflète dans le passage suivant : "jusqu'à la fin de ma vie, heurter les sentiments de chacun, ou dévoiler leurs impostures, fut pour moi terriblement dur… c'est contraire à ma nature, cela me cause une grande douleur et beaucoup de nuits sans sommeil." 42 Malgré pareilles protestations, ses visions trahissaient souvent distinctement une telle agressivité, que les autres parfois, la critiquaient  pour sa dureté inutile dans le blâme de ses partisans. Les visions lui ont permis de nier son agressivité de deux manières :

  1. Elle pouvait extérioriser ses impulsions en révélant elle-même [au grand jour] les péchés des autres.
  2. Elle pouvait réduire au silence sa critique, en affirmant qu'elle n'était pas responsable du contenu de ses messages, parce qu'elle agissait seulement comme instrument de Dieu. "En aucun cas, j'ai donné mon propre jugement ou opinion" écrit-elle en 1882. "J'ai assez pour écrire ce qui m'a été montré, sans que j'aie à me baser sur mes propres opinions".43

Finalement, dans quelle mesure la personnalité histrionique d'Ellen White nous aide-t-elle à comprendre sa tendance à s'approprier les écrits des autres, et à les considérer comme siens ? De récentes recherches sur ses travaux publiés, particulièrement en histoire biblique, ont montré avec un détail embarrassant, l'ampleur avec laquelle elle a volé des portions substantielles de sources contemporaines.44 Etait-elle plagiaire consciente, ou copiste abusée ? Nous penchons vers la deuxième opinion, quoique les deux interprétations ne soient pas mutuellement exclusives. En analysant le comportement de White, nous devons garder à l'esprit l'observation du psychologue David Shapiro, que le style de pensée histrionique est généralement "global, relativement diffus, et à défaut d'acuité, particulièrement subtil dans le détail; en un mot, c'est impressionniste". Ainsi, quand la personne histrionique sera pressée de répondre à des questions précises, elle donnera plus probablement de vagues impressions que le strict fait, et ignorera des conventions telles que la citation de ses sources, ou le récit de l'exacte vérité. En supposant son rôle prophétique, White a sans aucun doute consciemment supprimé la connaissance de l'étendue avec laquelle elle empruntait le langage des autres, et en réalité, en est venue à croire que ces mots étaient les siens. Quand elle fut interrogée sur la similitude de ses écrits avec ceux des autres, elle se défendit de façon caractéristique : en niant à la fois de reconnaître sa dette, et en blâmant ses accusateurs d'être inconvenants ; elle retourna la désapprobation sur ses critiques.45

Dans un livre convaincant appelé Maladie Créative, le distingué médecin britannique, Sir George Pickering, a exploré le rapport existant entre créativité et maladie, dans la vie d'éminents victoriens comme Charles Darwin, Florence Nightingale, et Mary Baker Eddy, la fondatrice de la Science Chrétienne. Malgré des maladies débilitantes que Pickering attribue dans la plupart des cas à des causes psychologiques, toutes contributions significatives à leurs champs préférés. Et ils firent ainsi ; il argumentèrent parce que leurs affections -qu'ils ont par des moyens variés, eut l'habitude de protéger eux-mêmes d'intrusions indésirables- surent manipuler ceux de leur entourage, ou comme dans le cas de Mary B. Eddy, créer un nouveau système thérapeutique.46 La vie d'Ellen White se conforme de façon saisissante à un modèle similaire. Plutôt que de tomber victime de la maladie, elle l'a utilisée pour échapper à une anxiété irritante ou à des effets indésirables, suscitant sympathie et soutien, elle a bâti une carrière motivante, et érigé un système religieux qui a l'évidence, s'est caractérisé par le ministère de guérison. Dans son cas, c'était vraiment une maladie créatrice.

Citations

18 Judith Walzer Leavitt and Ronald L Numbers, eds., Maladie et Santé en Amérique: lus in History of Medicine and Public Health (2nd ed.; Madison: University of Wisconsin Press, 1985), p. 11.
19 Thomas a Kohut, "Psychohistory as History," American Historical Review, XCI (1986), 341.
20 Hoddler, "Vision or Partial Complex Seizures?" 30-37.
21 Peterson, Visions or Seizures, pp. 12-13.
22 Sur les visionnaires du dix-neuvième siècle, voir pp. 15-18 de ce livre.
23 American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (3rd ed. Rev.; Washington: American Psychiatric Association, 1987), pp. 261-264; Carr9oll Smith-Rosenberg, "The Hysterical Women: Sex Roles and Role Conflict in 19th Century America," Social Research XXXIX (1972), 652-78Sur l'histoire de l'Hystérie, voir Ilza Veith, Hysteria: The History of a Disease (Chicago: University of Chicago Press, 1965).
24 American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual, pp. 348-49.
25 Krohn, Hysteria, pp. 160-63.
26 Voir p. 23 de ce livre.
27 Sur la relation entre dépression et défenses histrioniques, voir Gerald L. Klerman, "Hysteria and Depression," in Roy, ed., Hysteria, pp. 211-28.
28 EGW, Spiritual Gifts (1860), pp. 7-9.
29 Ces symptômes sont tous indicatifs d'un désordre d'anxiété généralisée; voir American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual, pp. 251-53. La preuve présentée en Appendice 1 de ce livre, suggère qu'elle continua de souffrir d'épisodes occasionels d'anxiété durant sa vie adulte.
30 EGW, Life Sketches, pp. 29-31. Les critères diagnostiques pour la dépression majeure sont dans American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual, pp. 222-24.
31 EGW, Life Sketches, p. 38.
32 See Ricardo C. Ainslie, The Psychology of Twinship (Lincoln: University of Nebraska Press, 1985).
33 EGW, Life Sketches, p. 69.
34 Ibid.
35 Quoted in Arthur L. White, Ellen G. White, 6 vols. (Washington: Review and Herald Publishing Assn., 1981-86), III, 229.
36 EGW, Spiritual Gifts (1860), II, 271-72.
37 EGW, Life Sketches, p. 69; "Communication from Sister White," Review and Herald, VII (1856), 118.
38 EGW, "Experience and Labors," Testimonies, IV, 280-81.
39 EGW, Life Sketches, p. 264.
40 EGW, Spiritual Gifts, pp. 211-12; A.L. White, Ellen G. White, III, 353, V, 50-51.
41 EGW, Letter 59, 1894, quoted in A.L. White, Ellen G. White, IV, 241; EGW, Letter 54, 1893, quoted ibid., pp. 126-27.
42 EGW, "Camp Meeting Address," Testimonies, V, 19-20.
43 EGW, Testimony for the Battle Creek Church, quoted in A.L. White, Ellen G. White, III, 199-200.
44 See Walter T. Rea, The White Lie (Turlock, Calif.: M&R Publications, 1982).
45 David Shapiro, Neurotic Styles (New York: Basic Books, 1965), p. 111.
46 Pickering, Creative Malady.

Category: Visions Examinées
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